Publication Maroc

Lien conjugal et représentations du chez-soi : la multiplicité et la mobilité comme éléments de construction identitaire

«Je n’aime pas le mot racines, et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, elles retiennent l’arbre captif dès la naissance et le nourrissent au prix d’un chantage « Tu te libères, tu meurs » !

À l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. »

(Amin Malouf, préface du livre Origines, 2004)

Un des objectifs de la recherche doctorale1 sur laquelle se base cet article était d’enrichir la réflexion sur la mouvance de l’identité contemporaine en répliquant aux métaphores du migrant et du nomade endossées par certains auteurs (Bauman 1996 ; Chambers 1994 ; Fernandez 2002) et ce, en proposant une nouvelle métaphore qui sied davantage aux représentations des individus concernés par cette recherche: celle du chez-soi évoquée par le concept de «home». Cette inversion métapho- rique permet de montrer que, tout en étant ancré dans un parcours de mobilité, le projet de construction de soi de ces migrants en couple mixte porte l’idée d’attachement et de continuité. Un des éléments novateurs de cette recherche tient effectivement dans cette proposition de substituer le concept de « home » à celui de racines, ce qui permet de dépasser l’idée d’une identité-sol (enracinée/déracinée) tout en rendant compte de la fluidité de l’identité mise au jour, par ailleurs, dans la littérature contem- poraine (Appadurai 1996 ; Bauman 2012 ; Meyer and Geschiere 2003). En explorant les différentes représentations du chez-soi des étrangers en couple mixte installés au Maroc, cet article soutient que l’identité narra- tive (Ricoeur 1993) de ces individus est rattachée à un pilier central, le chez-soi («home»), qui ne renvoie ni à l’idée de fragmentation, ni à celle de déracinement, mais à celle d’attachement et de continuité.

La première partie de cet article, qui pose brièvement le cadre théo- rique, montrera que le concept de «home» contribue à une rupture épistémologique en introduisant l’idée d’attachement et de continuité dans ces parcours de mobilité et de mixité. Une brève discussion de la méthodologie soulignera l’intérêt de cette recherche pour l’aspect per- sonnel de l’identité ainsi que le choix de recueillir les données par le biais de l’approche narrative. L’analyse portera sur deux aspects narratifs

Lien conjugal et représentation du chez-soi  89

spécifiques révélateurs de la construction identitaire des étrangers en couple mixte, soit les parcours migratoires et les représentations du chez- soi. La première section permettra de saisir les particularités de ces parcours migratoires tout en montrant l’importance des liens transnatio- naux maintenus et tissés par ces migrants. L’analyse des représentations du chez-soi, objet de la deuxième section, montrera que ces liens main- tenus et tissés dans plusieurs lieux contribuent fortement à la reconfigu- ration d’un chez-soi affectif, pluriel et détaché de tout ancrage territorial et que le désir « d’ailleurs » que portaient la plupart de ces migrants avant même leur rencontre amoureuse, éclairent à la fois les motifs migratoires, mais également le vécu et les projets de ces migrants.

Du déracinement aux ports d’attache

Les métaphores du migrant et du nomade

Mettre en évidence la mobilité et la mouvance identitaire du monde actuel par le biais de la métaphore du migrant a conduit certains auteurs à tracer un parallèle entre mobilité et déracinement. Selon Chambers (1994) par exemple, le migrant est la figure qui représente le mieux la mouvance du monde actuel. Selon cette auteure, nous serions tous devenus des «migrants» se déplaçant à travers un système trop vaste pour être le nôtre, des êtres en quête de lieux à traverser. Le mouvement serait non seulement devenu un mode d’être dans le monde, il serait également associé à un sentiment de déracinement. Pour Chambers, cette sensation de vivre entre plusieurs mondes et de ne plus avoir de racines, est la métaphore qui sied le plus à la condition postmoderne. Pour Bauman (1996), si l’activité moderne de construction de l’identité pouvait se com- parer à un pèlerinage (à un chemin ordonné, déterminé, prévisible et sécurisant), la quête identitaire du sujet postmoderne correspond davan- tage à celle du flâneur, du vagabond, du touriste ou du joueur pour qui l’expérience identitaire reflète un sentiment d’étrangeté, d’instabilité, d’aliénation, de fragmentation, d’homelessness et de déracinement.

Pour réfléchir à la question identitaire, Fernandez (2002) propose pour sa part la métaphore du nomade qui amène une nuance importante: le nomade se déplace toujours avec sa maison; il est toujours chez lui. Son identité, son point de référence, c’est sa maison. Une maison qui se déplace certes, mais qui reste un lieu sécurisant où il peut se reconnaître, se retrouver. Bien que séduisante par son rappel du lien à la maison (au chez-soi), cette métaphore comporte pourtant certaines limites. Bien que Fernandez souligne la complexité de l’identité contemporaine en ancrant sa métaphore dans une tension nomade/sédentaire plutôt qu’en instaurant

90  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

une coupure irréversible entre ces deux conceptions de vie – posant le sédentaire comme rêvant de l’ailleurs et le nomade comme étant relié à un territoire –, cette métaphore ne permet pas de dépasser l’idée d’une identité-sol, d’un ancrage territorial, d’un enracinement.

Si les métaphores du migrant et du nomade permettent d’illustrer la mobilité qui caractérise le monde contemporain, leur association avec l’idée de déracinement ou d’ancrage territorial pose certaines limites pour illustrer le parcours des migrants en couple mixte interrogés. À la lumière de l’analyse des récits recueillis, la métaphore du «home» semble plus appropriée pour éclairer ces parcours.

Mettre le « home » à la place des racines2

Si la botanique offre de nombreuses métaphores à ceux qui s’intéressent au lien entre identité et migration3, celles-ci attribuent à la migration l’idée d’un déracinement. Dans leur livre Uprootings/Regroundings: Questions of Home and Migration, Ahmed et al. remettent en question de manière très pertinente la présomption qui associe la mobilité au déracinement et la fixité à l’enracinement – «Being grounded is not necessarily about being fixed. Being mobile is not necessarily about being detached » (2003 :1) – mais leur réflexion demeure prisonnière des méta- phores botaniques. Si, comme ils le soulignent avec justesse, le mouve- ment n’implique pas nécessairement un non-attachement, pas plus que la sédentarité implique une certitude d’ancrage, pourquoi ne pas s’affran- chir des métaphores botaniques qui rattachent à une identité-sol et à une identité-sang ?

Certains auteurs ont remis en question l’utilisation de métaphores botaniques pour aborder la question de l’identité. Maalouf (1998), par exemple, pour appuyer son argument de multiplicité d’appartenances identitaires, suggère de parler d’origine plutôt que de racines. Alonso (1994) souligne pour sa part que les métaphores botaniques ont contribué à associer identité et territoire, en suggérant l’idée que chaque nation est un grand arbre généalogique enraciné dans un sol qui le nourrit. Elle porte notre attention sur le fait que cet imaginaire de l’arbre généalogique, qui combine à la fois l’idée de métaphore botanique et l’idée d’une subs- tance partagée (génétique), configure la nation sous une forme essentia- lisée. Friedman (2002) nous met lui aussi en garde sur l’utilisation de la métaphore des racines qui, juxtaposée à la nation, renvoie à l’idée de fermeture, d’essence, de limite, de frontière, de territorialité, d’homogé- néité et donc d’exclusion.

Ces différents textes, ainsi que les données recueillies au cours du terrain ethnographique, m’ont inspiré l’idée de substituer la métaphore

Lien conjugal et représentation du chez-soi  91

des racines par celle du chez-soi (« home ») afin de sortir des représenta- tions qui rattachent à une identité-sol qui ne laissent place ni à la multi- plicité (critique de Maalouf 1998 et de Varro 2008), ni au mouvement (Therrien 2009) ou encore celle d’une identité-sang, qui réfèrent souvent à un imaginaire essentialiste (critique d’Alonso 1994 et de Friedman 2002). Puisque les narrations recueillies parlaient de liens d’attachement mobiles, multiples et déterritorialisés, le concept de «home» s’est peu à peu imposé.

Le « home » comme centre imaginaire

En explorant la poétique de l’espace de Bachelard (1957), on constate que l’image de la maison réfère, dans une phénoménologie de l’imagination, à notre coin du monde, à notre premier univers. Pour Fernandez (2002), la maison de Bachelard, qui renvoie au fondement de l’équilibre psychique humain et à l’univers familial, offre la sédentarité indispensable au déve- loppement de l’être humain, à la fondation de ses bases. C’est à partir de ce lieu d’origine qu’on se forge une vision du monde. Le chez-soi réfère aussi aux concepts de modèle culturel (Schütz 2003) et de cultural pattern (Lustig et Koester 2012; Samovar et al. 2010), c’est-à-dire à cet univers familier de références culturelles dans lequel chacun de nous a été socia- lisé qui nous aide à nous orienter dans le monde social, cette lentille à travers laquelle nous regardons le monde pour l’interpréter et pour interagir4. Pour Hoffman (1999), la notion de « home » réfère à un centre imaginaire qui relie deux chez-soi différents. Celui de départ, le chez-soi de notre enfance qui a jeté les bases nécessaires à notre socialisation, et celui de l’âge adulte qui s’acquiert par un acte volontaire de possession (j’ajouterais de construction). Si on relie ces différentes images évoquées, on peut dire que le concept de «home» ne réfère pas tant au(x) lieu(x) physique(s) où nous avons habité (au sens de « house », soit de la maison) qu’au chez-soi comme topos socialisé (« home ») qui est, comme le disent Begag et Chaouite (1990), beaucoup plus que les murs d’un foyer. Le premier chez-soi est celui qui nous fait grandir et nous voit partir. Le deuxième est celui que l’on construit peu à peu. Les deux chez-soi sont indissociables. Ils constituent la totalité de l’être: le chez-soi comme repère auquel on se réfère et le chez-soi comme trajectoire, comme monde à inventer (Therrien 2009).

Un sens à la quête de soi

La notion de postmodernité met en procès l’idée de cohérence et de continuité (Corin 1996). Certains auteurs affirment en effet que le monde

92  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

contemporain (dans sa condition postmoderne) se caractérise par une dérive des références collectives et identitaires (Boisvert 1997 ; Corin ibid. ; Taylor 1998). Les grandes théories ne guident plus. Il n’y a plus d’histoire unitaire porteuse de sens, mais une infinité de références à partir des- quelles l’individu des sociétés postmodernes bricole son identité, s’invente. Devant ce vide ou ce trop-plein de sens, devant cette mouvance des repères, l’individu est écartelé: l’identité se trouve clivée et fragmentée (Corin ibid.). Le concept d’«horizon moral», qui allait à contresens de l’idée d’une dérive de l’identité postmoderne, a également orienté ma perspective théorique. Contrairement à ces textes contemporains parlant d’effondrement, de dérive et de perte de cadres de références, Taylor, dans son ouvrage Les sources du moi (1996), met l’accent sur la notion de cadre puisqu’à ses yeux, elle forme la trame de notre existence. Selon lui, l’iden- tité est ce qui nous situe dans l’espace (le paysage) moral. Notre identité est l’horizon à l’intérieur duquel nous pouvons prendre position et c’est dans ce sens que Taylor insiste sur le fait qu’il est absolument impossible de nous passer de cadres. Nous nous déplaçons inévitablement dans cet espace de questions. L’identité joue un rôle d’orientation en fournissant les points de repère, le cadre à l’intérieur duquel les choses ont du sens pour nous. Pour Taylor, l’être humain est toujours engagé dans un certain idéal (entendu comme direction, comme projet).

Une inversion métaphorique

À l’inverse de la métaphore du migrant qui représente l’individu contem- porain comme un être perdu, fragmenté et déraciné, le concept de « home » et celui d’horizon moral m’ont inspiré l’idée d’interroger le chez-soi (« home ») comme possible fil conducteur des narrations de soi. En inver- sant le leitmotiv de la littérature contemporaine qui associe mobilité et déracinement, ce concept de «home» contribue à l’avancement d’une rupture épistémologique5 en introduisant l’idée d’attachement et de continuité dans les parcours de mobilité et de mixité sans balayer pour autant l’idée de mouvement et de fluidité qui relie cette recherche à cer- taines approches postmodernes.

L’importance des liens transnationaux dans la reconfiguration de l’espace du chez-soi

Il semble important de souligner que la notion de transnationalisme (Glick Shiller et al. 1995 ; Vertovec 2001) est également au cœur de cette recherche. C’est parce que des liens d’attachement sont tissés et main- tenus dans plusieurs lieux que le chez-soi prend une configuration affec-

Lien conjugal et représentation du chez-soi  93

tive, plurielle et détachée d’un ancrage territorial. Dans un article, Le Gall (2002) souligne que l’analyse des populations migrantes a été influencée par des représentations de l’espace dépendantes d’images de rupture. Dans ces images, le monde correspondait à un espace fragmenté en ter- ritoires distincts. La migration était conçue comme un processus linéaire qui entraînait automatiquement une rupture avec le pays d’origine. Le concept de transnationalisme, défini comme le tissage et le maintien d’assises (réseaux) entre la société d’origine du migrant et la société d’accueil (Glick Schiller et al. 1995) a permis aux chercheurs d’aborder les migrations de façon différente. Pour l’équipe de Nina Glick Schiller (ibid.), les immigrants ne peuvent plus être caractérisés par un déracinement. La plupart sont des transmigrants enracinés dans le pays d’accueil qui main- tiennent des liens dans leur pays d’origine. Les migrants construisent un espace qui n’est plus circonscrit au simple territoire et qui, grâce aux liens transnationaux (familiaux, économiques, symboliques), transcendent maintenant les frontières; il s’agit d’une reconfiguration de l’espace. En s’attardant aux différentes représentations du chez-soi des étrangers en couple mixte, cette recherche met au jour un exemple contemporain de cette reconfiguration de l’espace du chez-soi (« home »).

Repères méthodologiques

Face au constat d’un ancien cadre théorique entourant la mixité conjugale qui laisse trop peu de place à l’individu (Therrien et Le Gall 2012), cette recherche a pris le parti d’explorer l’aspect personnel de l’identité en portant une attention particulière aux narrations de soi et en plaçant le sujet au centre de son analyse. Les récits d’expérience de 33 couples Marocains-étrangers installés au Maroc ont été recueillis par le biais de l’approche narrative. J’ai recueilli le récit de 52 individus: 31 personnes étrangères qui avaient été socialisées dans un pays autre que le Maroc (25 femmes et 6 hommes) et 21 personnes marocaines6 nées et socialisées au Maroc (6 femmes et 15 hommes). Le mode de recrutement de proche en proche (à partir d’un premier noyau diversifié de contacts) m’a permis de rencontrer ces couples dans leur lieu de domicile la plupart du temps. Par souci de diversification de l’échantillon, j’ai rencontré des couples dont l’expérience était diversifiée en fonction du critère de nationalité des partenaires étrangers (provenant de 15 nationalités différentes), du nombre d’années passées dans le pays d’accueil (entre 3 et 56 ans), de l’âge des individus (de 27 à 69 ans), de la confession religieuse (musulmans, chrétiens, athées, bahaïs), de la durée de leur vie de couple (entre 3 et 35 ans), de leur milieu de vie (6 villes du Maroc et 2 communautés rurales), de leur statut social (mariés ou non, séparés, divorcés, veufs), de

94  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

leur situation familiale (avec ou sans enfant) et de leur milieu socio- économique et socioprofessionnel. Par rapport à la population marocaine en général, il est clair que hormis quelques individus, la majorité des participants de la recherche relevait de la classe sociale moyenne ou aisée – ce qui correspond à un milieu relativement privilégié dans le contexte marocain. Leur niveau d’instruction était également largement supérieur à la moyenne, plusieurs d’entre eux ayant acquis un diplôme universitaire. Il est cependant important de préciser que plusieurs Marocains avaient grandi au sein d’un milieu relativement modeste – dans certains cas, au sein d’une famille rurale et analphabète – et que c’est leur parcours de mobilité qui leur a permis d’acquérir un capital intellectuel et social, et d’accéder à une classe sociale différente de celle de leur milieu d’origine (Therrien 2014).

Les parcours migratoires

Une migration volontaire, amoureuse et liée à un désir d’ailleurs

Il est important de spécifier que cette étude s’est intéressée à une mixité conjugale particulière, c’est-à-dire à des Marocain(e)s en couples avec des personnes étrangères qui avaient quitté leur pays d’origine – des pays d’immigration pour la plupart, ou du moins des pays prospères (Allemagne, France, États-Unis, Canada, Espagne, Autriche, Russie, Japon, etc.) – pour aller s’installer au Maroc. À contresens des études qui s’intéressent au Maroc comme pays d’émigration ou de transit, cette recherche met donc au jour une facette beaucoup moins connue des trajectoires migratoires : la migration des étrangers en union mixte au Maroc.

L’expérience migratoire des étrangers concernés par cette recherche peut être qualifiée de migration « volontaire », il ne s’agissait pas de migra- tion économique. La suspicion autour des mariages « blancs » ou « gris »7, très présente dans le contexte français par exemple, n’existait pas dans le contexte des mariages de cette étude où les couples avaient délibérément fait le choix de s’installer au Maroc. Il faut par ailleurs noter que les expériences migratoires dont il est question dans cet article sont conno- tées positivement dans le contexte marocain. Le lien existant entre ma proposition de créer un cadre théorique dynamique et contemporain qui valorise les aspects positifs de la mixité conjugale et le contexte sociopo- litique des expériences migratoires auxquelles je me suis intéressée a été exposé dans un article récent (Therrien 2012).

Mentionnons que pour 24 des 31 participants étrangers de cette étude, l’installation au Maroc était directement liée à leur rencontre amoureuse. Ils se sont rendus au Maroc pour s’installer avec leur conjoint. Il est donc

Lien conjugal et représentation du chez-soi  95

également possible de qualifier ces migrations (pour une grande majorité d’étrangers en couple mixte) de migration « amoureuse », ce qui n’est pas anodin.

Mon installation au Maroc est totalement liée à mon histoire d’amour avec Inès (François8, 27 ans, Franco-Américain, marié à Inès, Marocaine, 46 ans, 5 ans de vie de couple. Inès a un enfant d’un premier mariage).

Non! Je suis venue parce que j’ai aimé ce bonhomme-là. On a fondé notre foyer. Je suis venue ici simplement parce que lui il m’a dit: «Tu viens avec moi, on va vivre là-bas, on va vivre ensemble là-bas». C’est tout (Katia, 60 ans, Russe, veuve d’Ahmed, Marocain, mariés, 30 ans de vie de couple, 2 enfants).

Quand on analyse davantage les récits, on voit clairement que derrière cet élan amoureux se profilait souvent un fort désir « d’ailleurs ». Certains étrangers, comme Katia, ont suivi leur conjoint sans jamais avoir envisagé la possibilité de quitter leur pays avant leur rencontre. Ces cas restent cependant exceptionnels. Bien avant cette rencontre amoureuse, la plu- part des étrangers envisageaient concrètement ou rêvaient depuis plu- sieurs années déjà de partir « ailleurs », comme en témoignent les réponses d’Anna et de François à la question « Avez-vous déjà envisagé de faire votre vie avec un étranger ? » :

Moi, oui, parce que je n’ai jamais voulu vraiment rester en Allemagne. J’ai toujours voulu voyager et puis rencontrer d’autres mondes (Anna, 63 ans, Allemande, mariée à Slimane, Marocain, 61 ans, 33 ans de vie de couple, 1 enfant).

J’ai toujours été attiré par l’étranger. J’ai toujours voyagé. Déjà, dans ma vie, je me voyais en train de vivre à l’étranger, parce que je faisais des études qui allaient m’amener à aller travailler à l’étranger (François, 27 ans).

La majorité des étrangers interrogés dans le cadre de cette recherche avait cette envie de voir autre chose, de vivre une nouvelle aventure. Plusieurs d’entre eux avaient ainsi voyagé ou séjourné à l’extérieur de leur pays d’origine avant de rencontrer leur partenaire; quatre des étrangers étaient déjà installés au Maroc. Si cette rencontre a renforcé leurs attaches au pays, elle n’était en rien liée à leur projet migratoire initial. Leur projet d’étude ou de travail au Maroc avait été stimulé par un vif désir d’ailleurs. Ce désir expliquerait aussi, en partie, le fait que certaines étrangères (divorcées ou veuves) soient restées au Maroc après leur divorce ou à la suite du décès de leur mari.

Il est important de mentionner que si la plupart des couples avaient fait le choix de s’installer au Maroc, c’est parce que le contexte (leur réseau, leur famille, leur situation économique et professionnelle) leur

96  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

offrait la possibilité de bien y vivre ou même de mieux y vivre. Il y a donc derrière cet appel de «l’ailleurs» des étrangers et derrière le projet de retour des migrants marocains une décision conjointe fondée également sur des conditions économiques ou professionnelles avantageuses9.

Un maintien de liens qui reconfigurent l’espace du chez-soi

La plupart des migrants concernés par cette recherche maintiennent d’intenses et de fréquents liens transnationaux (dans la sphère privée ou professionnelle) avec leur pays d’origine. L’accessibilité des transports et des moyens de communication contemporains jouent évidemment un rôle déterminant dans cette facilité de contact. La plupart des étrangers communiquent régulièrement avec leur famille par téléphone ou par Internet. Certains, comme le montre l’extrait d’entretien suivant, affir- ment même que la distance a contribué à intensifier la communication avec leur famille :

Mes parents vont sur Internet, donc souvent on se parle sur Internet. Je parle beaucoup plus à ma mère qu’elle ne parle à ma sœur qui habite à cinq minutes de chez elle. Elle me dit: «Je suis beaucoup plus au courant de ce qui se passe chez toi que de ce qui se passe chez ta sœur.» Ils m’appellent assez souvent. On se parle peut-être cinq, six fois par semaine (Patricia, 31 ans, Canado-Haïtienne, mariée à Younès, 32 ans, Marocain, 11 ans de vie de couple, 1 enfant).

Les liens transnationaux ne se maintiennent pas uniquement grâce aux moyens de communication. Plusieurs des couples interrogés se rendent régulièrement dans le pays du conjoint étranger ou recevaient des mem- bres de la famille étrangère. Plusieurs ont à cœur le fait que leurs enfants tissent des liens avec leur «autre» pays: ils passent donc leurs vacances dans le pays du conjoint étranger. Quelques couples ont clairement parlé de leur projet d’aller passer leurs vieux jours en partie ou en totalité dans le pays d’origine de l’étranger. Certains s’y faisaient déjà soigner lors de visites régulières. Il faut également spécifier que plusieurs Marocains considéraient le pays natal de leur conjoint comme un second chez-eux puisqu’ils y avaient vécu pendant plusieurs années, parfois bien avant leur rencontre amoureuse. Ceux-ci avaient tissé des liens avec la famille de leur conjoint, mais également avec des amis qu’ils revoyaient à chacune de leurs visites.

Dans la section suivante nous verrons que ces différents liens trans- nationaux ont fortement contribué à la reconfiguration d’un chez-soi pluriel, déterritorialisé et mobile. Nous verrons également que le désir d’ailleurs que portaient la majorité de ces migrants avant même la ren-

Lien conjugal et représentation du chez-soi  97

contre avec leur partenaire n’éclaire pas seulement les motifs migratoires (et donc l’impulsion du départ) comme nous venons de le voir dans cette section, mais qu’il explique aussi le fait que plusieurs de ces étrangers s’imaginaient vivre, mourir et se faire enterrer ailleurs que dans leur pays d’origine.

Les représentations du chez-soi

Des ports d’attache mobiles et pluriels

Cette recherche s’est intéressée au lien entre l’expérience migratoire et le parcours identitaire des étrangers en union mixte en interrogeant leurs représentations du chez-soi. Lors des entretiens, j’ai demandé à ces migrants de me dire où ils se sentaient chez eux et qu’est-ce qui les faisait s’y sentir de cette manière, ce qui m’a permis de recueillir des indices pertinents sur leur processus de construction identitaire. Quand l’am- biance de l’entretien s’y prêtait, je leur ai demandé également de me dire où ils souhaiteraient se faire enterrer. Les réponses à cette question ont aussi révélé des indices forts intéressants sur la façon dont ces individus conçoivent et construisent leur chez-soi – et donc leur identité. L’analyse des représentations du chez-soi montre que les étrangers interrogés ne le conçoivent pas comme étant lié à des racines fixes, exclusives et territo- riales, mais à des ports d’attache mobiles et pluriels.

Pour ces migrants, le chez-soi est d’abord représenté en termes de liens d’attachement (liens affectifs) et non en termes d’ancrage territoire. Tout comme le met en évidence l’article de Gupta et Ferguson (1992), les don- nées recueillies au Maroc montrent que la mobilité entraîne une reconfi- guration identitaire et que l’identité s’en trouve déterritorialisée. La mobilité, le maintien de liens transnationaux et l’établissement de nou- veaux liens dans le pays d’accueil ont amené les étrangers à ne plus concevoir leur chez-soi en lien avec un territoire, celui-ci ayant cédé sa place, dans l’imaginaire du chez-soi, à des liens d’attachement (personnes, souvenirs, projets), comme en témoigne l’extrait suivant :

Quand on dit « chez moi », ce n’est pas une question de terre ou de pays, ce sont les attachements, il y a quelque chose qui nous lie à ce pays, à l’endroit où on est. […] Ici, il y a les souvenirs. C’est ça qui compte. Ce n’est pas une question de bâtiments, mais de ce qui nous lie à un pays ; c’est les gens, cet amour, il y a des liens affectifs… (Shiraz, 50 ans, Iranienne, mariée à Hassan, Marocain, 63 ans, 30 ans de vie de couple, 2 enfants).

Cet extrait montre l’importance accordée à la notion d’attachement (à des souvenirs et à des personnes) dans les représentations du chez-soi. Le chez-soi est d’abord et avant tout lié à un aspect affectif (il s’agit des

98  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

liens créés avec les gens, de l’amour) et non territorial (ce n’est pas le pays, ni les bâtiments). N’étant pas relié à un territoire, le chez-soi devient déplaçable, ce qu’illustrent les propos suivants :

Question : Et vos racines ?
Rosalie: Je n’en ai pas. Je ne peux pas dire mes racines sont là. Et ça ne me manque pas. Je ne suis pas triste…
Question : Si je comprends bien, vos racines ne sont pas associées nécessai- rement à un lieu. Ou à plusieurs lieux ?
Rosalie: Ouais… C’est pas fixé à un lieu, je dirais. Ou à plusieurs lieux: je suis pratiquement déplaçable. Je n’ai pas les racines profondes, quelque part, disons (Rosalie, 64 ans, Allemande, mariée à Mohamed, 65 ans, Marocain, 42 ans de vie de couple, 5 enfants).

Pour ces migrants, le chez-soi se conjugue également au pluriel. Le « home » n’est pas exclusif. Ces migrants ont plusieurs chez-soi, plusieurs ports d’attache, dans plusieurs lieux différents. L’extrait suivant illustre clairement cette pluralité du chez-soi :

Chez moi, c’est vraiment ici [en parlant du Maroc]. En Autriche aussi c’est chez moi. Les deux, c’est chez moi. C’est quand même bizarre parce que dès que je suis là-bas, c’est comme si je n’avais jamais vécu au Maroc. Je m’adapte d’une minute à l’autre. Dès que j’ouvre la porte de l’appartement, les amis m’attendent déjà. Je suis très très bien. Et quand je suis ici aussi je suis très bien. Finalement, je suis bien ici et là-bas (Karla, 73 ans, Autri- chienne, veuve d’Eussa, Marocain, 20 ans de vie de couple, 2 enfants).

Karla, comme plusieurs migrants rencontrés, se sent chez elle autant au Maroc que dans son pays d’origine. Si elle a toujours conservé des liens étroits avec l’Autriche, ceux-ci se sont intensifiés depuis que ses enfants sont devenus adultes puisque cette migrante transnationale passe désor- mais la moitié de l’année en Autriche et l’autre moitié au Maroc. Les liens qu’elle a créés au Maroc sont également très importants, assez pour qu’elle ait décidé de rester dans ce pays après le décès de son mari.

Si les liens transnationaux maintenus permettent en effet aux migrants de garder le contact avec leur pays d’origine, les liens créés dans le pays d’accueil (amicaux, amoureux, familiaux et professionnels) contribuent à l’établissement d’un autre chez-soi qui n’est pas non plus exclusif, tel qu’en témoigne Manon :

Manon : Ce n’est pas un concept important pour moi « chez moi »… Là [au Maroc], je suis chez moi, c’est ma maison… On l’a eue avec grand plaisir, on a travaillé fort pour l’avoir et… Mais au Canada, quand je suis chez mes parents, c’est aussi chez moi.

Question : En quoi ce n’est pas important pour toi le concept « chez moi » ?

Lien conjugal et représentation du chez-soi  99

Manon: Parce qu’il ne peut pas être exclusif je trouve… […] Je vis ici, c’est chez moi, mais j’ai aussi un petit chez-moi au Canada quand je suis chez mes parents… (Manon, 41 ans, Canado-Française, mariée à Chakib, 45 ans, Marocain, 25 ans de vie de couple, 2 enfants).

Concevoir un chez-soi de manière exclusive obligerait ces migrants à faire abstraction d’une partie des liens d’attachement qu’ils ont établis dans différents pays. Les liens et les projets qu’ils ont créés au Maroc sont significatifs: c’est là où se trouvent leur lieu de vie principal et leur cadre de travail (bien que la plupart maintiennent des liens professionnels trans- nationaux), là où leurs enfants ont été socialisés (en grande partie), là où ils ont tissé des liens d’amitié, là où ils interagissent avec leur belle-famille, etc. Le chez-soi de leur enfance (qui correspond à des lieux, à des souvenirs, mais également à des repères qu’ils portent en eux) n’est pas moins signi- ficatif dans les représentations du chez-soi. Comme l’évoque l’extrait d’entretien ci-haut, le chez-soi exclusif n’a pas de sens dans ces parcours; il est le lien (le centre imaginaire) qui unit différents ports d’attache.

Le concept de « home » comme repères et trajectoire : les échos du terrain

Rappelons que le concept de « home », qui m’a été inspiré du croisement de plusieurs textes, réfère à un centre imaginaire qui relie à la fois le chez- soi de l’enfance (repères auxquels se référer) et celui de l’âge adulte (tra- jectoire à construire), deux chez-soi indissociables qui constituent, aux yeux de Hoffman (1999) la totalité de l’être. Une fois cette notion de «home» construite théoriquement, mon travail d’analyse a consisté à vérifier l’écho que celle-ci trouvait dans les récits recueillis. Cela m’a permis de constater que ce « home » conçu comme centre imaginaire de la construction de soi avait du sens dans les récits (narrations de soi) des individus interrogés. Pour ces migrants, le chez-soi référait à la fois à leurs repères initiaux et à la trajectoire qu’ils construisaient (la mise en place d’un nouveau chez-soi).

Rosalie: Déjà c’est une question très difficile pour moi. Quand les gens me demandent vous venez d’où, je dois déjà demander: «Mais qu’est-ce que vous voulez savoir? Où je suis née? Où j’étais à l’école? Où habitent mes parents? Où j’ai ma maison? Qu’est-ce que vous voulez savoir?» Ah, c’est tellement difficile. On a tellement souvent déménagé.

Question : Et qu’est-ce qui fait que c’est chez vous ?
Rosalie: Ici, alors parce que j’ai ma maison ici, j’ai mon mari ici; c’est ici que les enfants viennent régulièrement, quand ils reviennent, les petits- enfants…
Mohamed: Vous savez, le chez-soi c’est quoi? C’est un ensemble de souve- nirs…

100  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

Rosalie : C’est là où on a fait son nid.
Mohamed : Le lieu d’un oiseau, c’est quoi ? C’est son nid. Là où il revient, là où il se sent en sécurité. Finalement, c’est ça.
Question: L’Allemagne pour vous, j’imagine que c’est plein de souvenirs aussi ?
Rosalie: Oui, mais il y a plusieurs endroits, il y a déjà plusieurs apparte- ments, plusieurs lieux. Il y a des souvenirs de partout (Rosalie, 64 ans).

Cet extrait d’un entretien, qui fait s’entrelacer les différentes concep- tions du chez-soi évoqués dans le modèle du « home » (repères et trajec- toires) montre à la fois la multiplicité des référents mobilisés dans la construction identitaire (parcours de mobilité, lieux de l’enfance, souve- nirs, lieu de vie, projets, lieu de retrouvailles, liens d’attachement) ainsi que le potentiel unifiant de ce centre imaginaire (le « home »). Le chez-soi comme centre imaginaire ouvre la possibilité à ces étrangers de donner un sens à la totalité de leur parcours.

Le fait que plusieurs migrants parlent du Maroc en disant « chez-moi » sans référer uniquement à leur lieu de vie (leur maison, leur appartement) montre que ces individus avaient établi de nouveaux liens d’attachement dans ce pays d’accueil. Ces données vont à contresens de plusieurs études sur le transnationalisme qui mettent en évidence le fait que les liens transnationaux affaiblissent l’intégration des immigrants dans le pays d’accueil (Vertovec 2001).

Pour certains migrants qui sont installés au Maroc depuis longtemps, comme pour Shiraz, les liens d’attachement établis dans le pays d’accueil sont même devenus plus intenses que ceux tissés ailleurs (même dans leur pays natal) :

Shiraz: Maintenant, je dis: «Chez moi c’est ici». C’est ici que mes enfants sont nés, c’est ici que j’ai élevé mes enfants. Ça fait 30 ans que j’habite ici. C’est plus chez moi ici que c’est chez moi là-bas. Quand je suis là-bas, j’ai envie de revenir tout de suite. Parce que qu’est-ce que c’est chez moi ? Où on a eu nos souvenirs, on a eu nos enfants, on a eu des liens affectifs, on a eu nos amis. Quand même, il y a 30 ans de vie. Et c’est normal.

Question : Mais est-ce que vous avez des liens et des souvenirs en Iran ? Shiraz : Bien sûr c’est mon enfance, mais maintenant ici, c’est plus fort. Les liens sont plus forts, ça fait 30 ans. C’est plus fort. Je me suis mariée ici. J’ai eu mes enfants ici, ce n’est pas la même chose. C’est beaucoup plus fort ici. Les liens sont beaucoup plus forts ici que chez moi (Shiraz, 50 ans).

Certains de ces étrangers ne peuvent plus s’imaginer retourner vivre dans leur pays d’origine (ou vivre uniquement dans leur pays d’origine). Plusieurs d’entre eux s’imaginent également vieillir et être enterrés, entre autres10, dans cette terre d’accueil.

Lien conjugal et représentation du chez-soi  101 Le lieu d’enterrement comme reflet d’une identité déterritorialisée

Puisque les étrangers concernés par cette étude avaient plusieurs chez-soi, plusieurs ports d’attache, il a semblé pertinent de leur demander où ils s’imaginaient être enterrés. Comme l’avance Chaïb (1994), auteur d’une thèse sur l’islam et la mort en France, la mort vécue au croisement de références culturelles prend un sens différent chez les couples mixtes.

Si pour certains migrants le lieu d’enterrement souhaité était associé à l’idée d’un retour dans leur pays d’origine, la majorité des étrangers avec lesquels je me suis entretenue s’imaginaient plutôt être enterrés dans un pays autre que celui qui les a vus naître (certains au Maroc, d’autres ail- leurs). Pour ceux dont les liens d’attachement établis au Maroc étaient plus significatifs que ceux maintenus avec le pays d’origine, s’imaginer finir leur vie et être enterrés au Maroc était une possibilité, voire dans certains cas – comme pour Shiraz – un souhait : Chez moi bien sûr, c’est mon pays natal auquel je suis attachée. J’aime y aller de temps en temps pour voir ma famille. Mais ici, j’aimerais finir ma vie ici (Shiraz, 50 ans, Iranienne, mariée à Hassan, 63 ans, Marocain, 30 ans de vie de couple, 2 enfants).

Ayant plusieurs chez-soi, plusieurs imaginaient se faire enterrer dans plusieurs lieux (l’incinération était alors la solution envisagée), certains étant même préoccupés par le fait d’offrir plusieurs lieux de recueillement aux différentes personnes significatives pour eux. Si certains ont répondu avec légèreté et humour à cette question, d’autres n’ont pas été en mesure d’y répondre. Leur impossibilité à choisir entre deux lieux d’enterrement (entre leur pays d’origine et le Maroc) était directement liée à la pluralité de leurs ports d’attache.

La réponse à cette question du lieu d’enterrement souhaité n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle peut changer dans le temps, en fonction de la mobilité, des expériences vécues, des liens d’attachement tissés. La réponse de Rose l’illustre bien :

À mon arrivée au Maroc, c’est souvent ce qui me revenait en tête : « Mais je ne veux pas être enterrée ici!» Ça prouvait bien que je ne me voyais pas vivre toute ma vie au Maroc. Mais aujourd’hui, si je devais mourir demain, j’aimerais être incinérée et être répandue moitié au Maroc, près de chez nous sur une petite colline sur la route du ranch d’Addarouch, et moitié en France, sur le Cambre d’Aze, une montagne des Pyrénées, près d’un petit village, Eyne, où j’aurais aimé vivre (au moment de l’entretien Rose, Française, avait 30 ans et vivait en concubinage avec Ali, Marocain, 30 ans. Ils se sont mariés quelques années après cette recherche (en 2008) et ont divorcé (en 2012) après 14 ans de vie commune, sans enfant).

102  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

Depuis cet entretien, Rose a divorcé et est partie vivre dans un autre pays. Son désir que ces cendres soient répandues au Maroc et en France s’est modifié. Ses liens d’attachement avec l’Argentine étaient encore trop récents pour s’imaginer qu’on y répande ses cendres et elle préférait donc évacuer la question. Son récit recueilli à deux moments différents (en 2006 et en 2013) montre bien qu’étant relié au chez-soi, le lieu d’enterre- ment souhaité est également présenté comme étant mobile et donc déplaçable.

Ces données recueillies ont du sens avec le parcours de ces étrangers qui, comme évoqué précédemment, rêvaient déjà d’ailleurs, bien avant leur rencontre amoureuse. Elles témoignent également de la déterritoria- lisation du chez-soi et de la distanciation que ces individus ont prise avec le « home » de leur enfance (Therrien 2014).

Conclusion

Cet article a éclairé le lien existant entre identité et migration, et ce, dans un premier temps, à travers l’analyse des parcours migratoires d’étrangers en couple mixte installés au Maroc. L’exploration des différentes repré- sentations du chez-soi a montré, dans un deuxième temps, que les indi- vidus contemporains concernés par cette étude ne sont pas des êtres fragmentés et dispersés, malgré leur parcours de mobilité et la pluralité de leurs ports d’attache, puisque leur identité est liée à un centre imagi- naire, le «home», qui correspond la fois aux repères auxquels ils se réfèrent et à la trajectoire qu’ils construisent.

Nous avons vu que les individus concernés par cette étude ne lient pas leur chez-soi à un territoire, mais qu’ils ne sont pas pour autant sans port d’attache. Les différents liens transnationaux qu’ils maintiennent avec leur pays d’origine ainsi que les liens qu’ils ont établis au Maroc ont fortement contribué à la reconfiguration d’un chez-soi pluriel, déterrito- rialisé et mobile. Ils ne s’éloignent donc pas de leur chez-soi tout simple- ment parce qu’ils le transportent avec eux, qu’ils le portent en eux: le chez-soi lié à leurs repères initiaux, desquels ils se distancient certes, mais auxquels ils continuent de se référer, et le chez-soi lié à leur trajectoire personnelle de mixité et de migration, celui qu’ils construisent quotidien- nement.

L’apport de cet article à la théorie de la mixité conjugale consiste à avoir su y ajouter un élément novateur, à savoir, la mise en perspective de la mixité par rapport à la mobilité et ce, en lien avec la notion de chez-soi («home»), ce qui n’avait pas encore été pris en compte explicitement jusqu’à présent. L’autre aspect original tient dans la mise au jour d’une inversion métaphorique (le remplacement du concept de racines par celui

Lien conjugal et représentation du chez-soi  103

de « home ») qui permet de renouveler la pensée sur la mobilité et les lieux d’attachement. En effet, comme il a été clairement montré dans cet article, la métaphore du chez-soi, qui se propose comme l’inversion de la méta- phore du migrant (largement associée à l’image du déracinement), contribue à l’avancement d’une rupture épistémologique en introduisant l’idée d’attachement et de continuité dans les parcours de mobilité et de mixité. Le concept de «home» permet de montrer que le projet de construction de soi des individus concernés par cette étude n’est pas synonyme de fragmentation et de déracinement comme nous le dépeignent certaines métaphores, mais qu’il porte l’idée d’attachement (et non d’enracinement) et de continuité (et non de rupture et de fragmentation identitaire). Sortir des métaphores botaniques a permis de rendre compte de la pluralité et de la fluidité des représentations du chez-soi des étran- gers en couple mixte.

Le rôle significatif du maintien de liens transnationaux et de la créa- tion de nouveaux liens dans le pays d’accueil dans le processus de reconfi- guration du chez-soi a par ailleurs été souligné. Il a été montré que, contrairement aux résultats obtenus dans d’autres recherches (Vertovec 2001, mais voir aussi Roca, ce numéro), le maintien de liens transnatio- naux ne contribue pas à affaiblir l’intégration des migrants concernés dans cette étude. Le fait d’être en couple et d’avoir fondé une famille (dans plusieurs cas) avec une personne native du pays d’accueil est certainement à mettre en lien avec ce renforcement des attaches.

À la lumière de ces analyses, cet article soutient que la multiplicité et la fluidité des représentations du chez-soi permettent à ces migrants en couple mixte de maintenir une continuité dans leur parcours de mobilité. Il permet également de montrer que le concept de home – conçu comme étant affectif, pluriel et mobile – constitue un pilier central de l’identité narrative de ces individus.

Notes

  1. Cet article se base sur ma thèse d’anthropologie où je me suis intéressée aux tra- jectoires migratoires et identitaires des couples mixtes au Maroc (Therrien 2009).
  2. Ce titre est un clin d’œil à l’article de Varro (2008), « Mettre la mixité à la place de l’origine». En faisant écho au roman d’Amin Maalouf (1998) qui préfère parler d’origine plutôt que de racines, Gabrielle Varro (2008) propose de mettre la mixité à la place de l’origine afin d’ouvrir un espace identitaire qui fasse place à l’hétéro- gène, au mélange et à la multiplicité.
  3. « L’homme déraciné », terme largement repris dans la littérature sur les migrations ; la femme transplantée, concept amené par Gebauer et Varro (1995) et repris par Dos Santos (2014), la métaphore du rhizome de Deleuze et Guattari (1976).
  4. Bien que les canevas culturels (définis comme des systèmes de normes, de valeurs, de pratiques sociales et de croyances) soient des schémas préfabriqués et transmis

104  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2

tel un guide valable pour toutes les situations qui se présentent dans le monde social, ils ne laissent pas moins de place aux variations culturelles et individuelles (Lustig et Koester 2012 ; Samovar et al. 2010).

  1. Gaston Bachelard (La philosophie du non) étudie la notion de « rupture épistémo- logique». Cette notion indique un changement de perspective profond dans l’histoire des sciences lorsqu’un homme, non convaincu intérieurement par le consensus de ses pairs quant à une représentation, en vient à remettre en cause la vision communément admise et propose une nouvelle représentation des phéno- mènes qui jusqu’à lors étaient décrits d’une autre façon. La rupture épistémolo- gique est donc un changement de système de représentation, un changement de référentiel de la pensée.
  2. Les représentations du chez-soi (et donc du parcours migratoire et identitaire) ont été approfondies uniquement avec les conjoints étrangers de ces couples. Dans l’optique où plusieurs conjoints marocains avaient aussi vécu une expérience migratoire (bien qu’il s’agisse de migrations pensées au départ comme temporaires dans le cas de la majorité des Marocains), il aurait été intéressant de les questionner sur leurs représentations du chez-soi et sur leurs lieu(x) d’enterrement souhaité(s) afin de voir si le constat de déterritorialisation de l’identité avait du sens également dans leur parcours. Je compte approfondir cette question dans des recherches ultérieures.
  3. Si les mariages blancs sont une entente entre le partenaire migrant et le partenaire national pour s’unir dans le but avoué d’obtenir les papiers d’immigration (entente souvent compensée financièrement par le partenaire migrant), les mariages gris correspondent aux unions où la personne migrante trompe l’autre sur ses senti- ments amoureux réels dans le but non avoué d’obtenir ces mêmes papiers. Voir la définition du maître Sabine Haddad: http://www.documentissime.fr/actualites- juridiques/vie-familiale/blanc-ou-gris-un-mariage-a-la-derobee…1559.html
  4. Les prénoms correspondent à des pseudonymes.
  5. Comme mentionné précédemment, plusieurs Marocain(e)s avaient eux-mêmes vécu une expérience migratoire avant leur rencontre amoureuse. Ils étaient rentrés au Maroc pour reprendre une affaire familiale ou pour trouver un travail plus facilement ou plus valorisant qu’à l’étranger. Il est également important de spéci- fier que le contexte marocain avait offert à plusieurs d’entre eux, ainsi qu’à leur partenaire étranger, la possibilité de monter leur propre entreprise et donc de réaliser un rêve professionnel.
  6. Nous verrons que plusieurs de ces migrants espéraient partager leur temps entre deux ou plusieurs pays au moment de leur retraite et envisageaient de se faire incinérer afin qu’on puisse répandre leurs cendres dans différents lieux significatifs pour eux.

Bibliographie

Ahmed, S., C. Castaneda, A. Fortier et M. Sheller, 2003. Uprootings/Regroundings. Questions of Home and Migration. Berg, Oxford.

Alonso, A. M. 1994. “The Politics of Space, Time and Substance. State Formation, Nationalism and Ethnicity”, Annual review of anthropology, vol. 23, p. 379-405.

Appadurai, A. 1996. Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization. Minnesota, University of Minnesota.

Bachelard, G. 1957. La poétique de l’espace. Paris, PUF.

Lien conjugal et représentation du chez-soi  105 Bauman, Z. 2012. Liquid Modernity. Cambridge, Polity Press.

Bauman, Z. 1996. “From Pilgrim to Tourist or a Short History of Identity”, Question of Cultural Identity, H. Stuart and P. Du Guay, (eds.). London, New Delhi, Thousand Oaks, Sage Publications, p. 18-35.

Begag, A. et A. Chaouite, 1990. Écarts d’identité. Paris, Éditions du Seuil.
Boisvert, Y. 1997. L’analyse postmoderne, une nouvelle grille d’analyse socio-politique.

Montréal, L’Harmattan.
Chaïb, Y. 1994. « Noces orientales. Les mariages mixtes et la mort », Migrants-formation,

no 96, p. 175-188.

Chambers, I. 1994. Migrancy, Culture, Identity. London, New York, Routledge.

Corin, E. 1996. «Dérive des références et bricolages identitaires dans un contexte de postmodernité », M. Elbaz et al. (dir.), Les frontières de l’identité. Modernité et post- modernisme au Québec. Québec, Paris, Presses de l’Université Laval, L’Harmattan, p. 254-269.

Deleuze, G. et F. Guattari, 1976. Rhizome. Paris, Les Éditions de Minuit.
Fernandez, B. 2002. Identité nomade. De l’expérience d’Occidentaux en Asie. Paris,

Anthropos.

Friedman, J. 2002. “From Roots to Routes. Tropes for Trippers”, Anthropological Theory, vol. 2, no 1, p. 21-36.

Gebauer, H. et G. Varro, 1995. « Femmes transplantées », in G. Varro (dir.), Les couples mixtes et leurs enfants en France et en Allemagne. Paris, Armand Colin, p. 75-87.

Glick Schiller, N., N. Basch and B. L. Svanton, 1995. “From Migrant to Transmigrant : Theorizing Transnational Migration”, Anthropological Quarterly, vol. 68, no 1, p. 48-63.

Gupta, A., and J. Ferguson, 1992. “Beyond Culture: Space, Identity and the Politics of Difference”, Cultural Anthropology, vol. 7, no 1, p. 6-23.

Hoffman, E. 1999. “The New Nomads”, in A. Assiman (ed.), Letters of Transit. Reflections on Exiles, Identity, Language and Lose. New York, The New York Press, p. 35-63.

Le Gall, J. 2002. «Le lien au cœur du quotidien transnational: les femmes shi’ites libanaises à Montréal», Anthropologica, vol. XLIV, no 1, p. 69-82.

Lustig, M.W., and J. Koester, 2010. Intercultural competence (6th edition). United States, Pearson.

Maalouf, A. 2004. Origines. Paris, Grasset.

Maalouf, A. 1998. Les identités meurtrières. Paris, Grasset.

Meyer, B., and P. Geschiere, 2003. Globalization and Identity. Oxford, Blackwell Publishers.

Ricoeur, P. 1993. “Narrative Identity”, in D. Wood (ed.), On Paul Ricoeur. Narratives and Interpretation. London and New York, Routledge, p. 188-199.

Sabatier, C., H. Malewska et F. Tanon (dir.). 2002. Identité, acculturation et altérité. Paris, L’Harmattan.

Samovar, Larry A., Porter, Richard E. and McDaniel, Edwin, R. (2009). Communication between Cultures (7th edition), Boston, Wadsworth.

Schütz, A. 2003 (1944-1945). L’étranger, un essai de psychologie sociale suivi de L’homme qui rentre au pays. Paris, Allia.

106  Diversité urbaine, 2013, vol. 13, no 2
Taylor, C. 1998. Les sources du moi: la formation de l’identité moderne. Montréal,

Boréal.

Therrien, C. 2014. «Se distancier du “home” de l’enfance: la mixité conjugale comme suite d’un parcours de mobilité», in S. Ertul et J.-P. Melchior (dir.), Les parcours sociaux entre nouvelles contraintes et affirmation du sujet. Subjectivation et redé- finition identitaire. France, Presses universitaires de Rennes.

Therrien, C. 2012. “Trajectories of Mixed Couples in Morocco : a Meaningful Discursive Space for Mixedness”, Revista de Sociologia, vol. 97, no 1, p. 129-150.

Therrien, C. 2009. Des repères à la construction d’un chez-soi. Trajectoires de mixité conjugale au Maroc. Thèse de doctorat, Département d’anthropologie. Université de Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4048/4/ Therrien_Catherine_2009_These.pdf

Therrien, C. 2008. «Frontières du “proche” et du “lointain”: pour une anthropologie de l’expérience partagée et du mouvement». Anthropologie et Sociétés, vol. 32, p. 35-41.

Therrien, C. et J. Le Gall, 2012. « Nouvelles perspectives sur la mixité conjugale : le sujet au cœur de l’analyse», Enfances, familles, générations, no 17, p. 1-20.

Varro, G. 2008. «Mettre la mixité à la place de l’origine», B. Collet et E. Santelli (dir.), Mixités. Variations autour d’une notion transversale. Paris, L’Harmattan, p. 201- 218.

Vertovec, S. 2001. “Transnationalism and Identity”, Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 27, no 4, p. 573-582.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *